Océan Indien

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Crise des « décasages », un an après

3 juin 2017

Entre janvier et septembre 2016, Mayotte a vécu une période de violences contre les populations dites étrangères comme rarement l’île en avait connue, avec des actions menées contre les Comoriens de l’île, où plus de 1 500 personnes se sont retrouvées délogées de leur lieu de vie. Un an après, si lesdits « décasages » n’ont pas repris, la situation est loin d’être revenue à la normale : enfants déscolarisés, familles séparées, pressions de l’administration sur les associations, institutionnalisation des collectifs ayant délogés ces familles… Retour sur une année douloureuse et amorce d’un état des lieux de la situation.

Habitation détruite par un collectif de villageois. Poroani, mars 2016.

Mamoudzou, 15 mai 2016. Il aura fallu 4 mois à la presse nationale pour se pencher sur le triste épisode que Mayotte était en train de vivre. Si les expulsions de Comoriens dans le sud de l’île menées par des collectifs villageois ont débutées depuis le 10 janvier 2016, jetant à la rue des centaines de personnes dont la moitié d’enfants, seule l’image de centaines de personnes entassées place de la République réussira à capter l’attention de la métropole.

Fin mai, des centaines de personnes se retrouvent place de La République à Mamoudzou, à dormir à même le sol sans solution de relogements et quasiment sans aide matérielle de l’État. Avant eux, plusieurs centaines de personnes délogées avaient été relogées à travers l’île, par des proches ou grâce à des associations comoriennes. Mais leur nombre devenait trop important et suite à l’expulsion des villageois de la commune de Bouéni notamment, le dernier refuge fut Mamoudzou.

Si l’État a dans un premier temps cherché à construire un campement dans un quartier du chef-lieu de l’île, Mamoudzou, il a préféré abandonner le projet face à la contestation de certains habitants. Une citerne d’eau a été installée sur la place où se sont réfugiées les familles mais aucune aide matérielle, alimentaire et même médicale de la part des autorités n’a vu le jour durant les deux premières semaines. Seule une équipe de bénévoles de la Croix Rouge assurait les premiers secours. On assistait même à une interdiction d’accès aux sanitaires publics de 19h à 5h du matin pour « raisons de sécurité ».

 

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Forces de police à proximité de la place de La République. Mai 2016.

Les associations comoriennes, regroupées en un « Collectif de Soutien aux Délogés de Mayotte », et les associations dites « humanitaires » assuraient donc la part la plus importante de l’aide, avec un renforcement au niveau médical en juin via l’intervention quotidienne d’une équipe médicale du Centre Hospitalier de Mayotte, prenant le relais de Médecins du Monde.

Mi-juin, la situation semblait être au point mort et aucune solution de relogement n’était organisée. Pire, les services de police procédaient à des contrôles d’identité hebdomadaires et certains policiers faisaient comprendre aux familles qu’elles devaient partir et se débrouiller car aucune solution des pouvoirs publics ne se dessinait.
Plusieurs associations dont la Cimade saisissent alors le tribunal administratif le 21 juin afin, notamment, d’exiger de la préfecture une aide matérielle, sanitaire et alimentaire immédiate et de trouver des solutions de relogement. En pleine audience du tribunal, la Préfecture effectue un déplacement précipité des familles pour les placer dans un gîte, perdu au milieu de l’île, où les conditions de vie seront extrêmement difficiles et où la solidarité associative se fera moins présente.

Cette solution du gîte ne permettant toujours pas de solutions pérennes pour bon nombre de familles, la Préfecture a finalement relogé plusieurs d’entre elles dans des lieux d’hébergement d’urgence, avec des baux d’un à trois mois. Une fois le bail fini, les familles se retrouvaient à nouveau à la rue, éparpillées sur l’île et isolées. L’Etat français aura fini par réussir son pari : ne pas mettre en œuvre de véritables solutions pour les familles délogées en jouant une stratégie de pourrissement.

Des pressions policières sur les militants associatifs

Certaines associations, en plus d’être démunies face aux évènements, se sont vues mise en difficulté par les services de l’Etat. Ainsi, les services de polices, prétextant réaliser une enquête sur une tentative d’incendie d’un cabinet d’avocat, ont réalisé plusieurs interrogatoires des principaux associatifs comoriens investis lors de la crise, de juillet à septembre 2017. Le schéma a été le même pour tous les militants associatifs : convoqués par la police au sujet de l’enquête, photographiés, seules quelques questions leur étaient posées au sujet de la tentative d’incendie. Ensuite, l’interrogatoire autour du Collectif de Soutien aux Délogés de Mayotte s’enchainait : « qui prend les décisions ? », « comment est organisé votre collectif ? », « Un tel était-il présent ? »….
Cette enquête sur les réseaux de solidarité comoriens est d’autant plus inquiétante que l’on aurait peut-être plus dû s’attendre à ce que les forces de l’ordre enquêtes sur….les collectifs ayant menés les expulsions.

Si l’action des services de l’Etat a été caractérisée par une inaction notable de janvier à avril 2016, ces derniers ont commencé à agir, un peu trop tard, lorsque les collectifs d’expulseurs allaient jusqu’à s’organiser dans les mairies (photo ci-dessous).

Un nouveau Préfet est ainsi nommé le 23 mai et, en dehors de la stratégie de pourrissement pour les familles délogées réfugiées place de La République à Mamoudzou, ce dernier va chercher à réaffirmer l’action de l’Etat en procédant à des opérations de « décasages » menées par les autorités (comme dans le quartier de Tanafou) et ira jusqu’à empêcher les quelques tentatives ponctuelles de reprise des « décasages » par les collectifs, en août et en septembre 2016.

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Familles délogées, place de La République. Mamoudzou, mai 2016. ©Marjane Ghaem

Pour mener à bien cette entreprise, l’équipe préfectorale est allée jusqu’à organiser de multiples rencontres avec les collectifs d’expulseurs, qui s’étaient alors fédérés en un unique « Collectif du sud ». On se retrouvait alors dans une situation invraisemblable où l’Etat dialoguait avec des personnes qui avaient ouvertement violé la loi en organisant des actions violentes massives, alors que les militants associatifs comoriens étaient tour à tour interrogés par les forces de police sur leur engagement militant.

Si cette stratégie a pu jouer dans l’arrêt des « décasages », elle aura pour effet pervers de légitimer l’action des collectifs qui ont fini par se constituer en association en novembre 2016 : le CODIM (collectif pour la défense des intérêts de Mayotte). Portée par cette légitimité institutionnelle et par une des interventions médiatiques régulières, le CODIM s’est illustré lors du premier procès mené par une famille délogée (cf article correspondant) et par des déclarations où il laisse entendre régulièrement qu’une reprise des expulsions dans les villages du sud est envisagée. L’un de ses porte-paroles est allé jusqu’à dire qu’à l’instar du « mouvement des 500 frères » en Guyane, il serait prêt à mettre une cagoule, descendre dans la rue et faire « bien plus » (kwezi, 28/03/2017).

Les familles délogées de retour dans le sud

Un an après, si la situation reste très tendue, il semble peu envisageable que les opérations d’expulsions par les collectifs reprennent. Et pour cause : selon de nombreux témoignages que La Cimade a pu récolter sur le terrain, la majorité des personnes délogées l’an passée sont retournées dans le sud de l’île, notamment suite à la volonté de certaines familles mahoraises.

Durant la crise, des dizaines de personnes avaient été expulsées ou étaient parties volontairement de l’île, amenant trop souvent des séparations au sein des familles. Néanmoins, la majorité des personnes délogées étaient mineures ou en situation régulière et sont donc restées sur l’île, dans les villages alentour ou dans la partie nord. Suite à la période du ramadan de juin/juillet 2016, qui a grandement contribué à l’arrêt des expulsions dans les villages, nombre de familles mahoraises ont été confrontées à des difficultés au sud de l’île : suite au départ des Comoriens, des chantiers se retrouvaient sans ouvriers, des champs sans agriculteurs, des familles sans femmes de ménages et nounou. Des mères de familles se voyaient contraintes de rester à la maison pour s’occuper des enfants et certaines entreprises risquaient de mettre la clef sous la porte. Ainsi, il s’est produit le même phénomène qu’en 2000 lorsque de nombreuses familles comoriennes avaient été délogées dans la commune de Sada et avaient été rappelées quelques semaines après.

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Appel à la création d’un collectif dans la Mairie de Bouéni.

L’économie informelle à Mayotte fait que le travail des Comoriens, en situation régulière ou non, est indissociable de la vie quotidienne de l’île. Ainsi, si nous avons assisté à des expulsions par des collectifs d’habitants, un bon nombre de ces derniers seraient allés chercher individuellement certaines familles pour leur dire de revenir. Symbole de ce phénomène, l’une des porte-paroles dudit « Collectif du Sud » a été condamnée le 16 novembre 2016 à de la prison avec sursis et une amende pour travail dissimulé et emploi d’une personne en situation irrégulière.

Si de nombreuses familles sont de retours dans le sud de l’île, elles ne sont pas forcément de retour dans leur village d’origine. Mohamed (nom d’emprunt) témoigne : « Souvent, les personnes logent dans les villages alentours, viennent le matin déposer leurs enfants à l’école et travailler la journée, puis repartent le soir ».
Surtout, des dizaines d’enfants, 150 selon le Défenseur des droits, ont été déscolarisés et se trouvent dans l’impossibilité pour un grand nombre d’entre eux de revenir en classe. Plusieurs personnes témoignent de pratiques administratives illégales de la Mairie de Chirongui, comme nous a confié Farid : « la Mairie empêche que plusieurs enfants bénéficient d’une même attestation d’hébergement, qui est un document indispensable à l’inscription scolaire. Ainsi, des [dizaines d’] enfants ne peuvent pas retourner à l’école à Chirongui. […] Certains même sont Français ».

A l’heure qu’il est, nous ne pouvons que dresser un amer constat d’une situation toujours dans l’impasse. La crise des « décasages », qu’il conviendrait sûrement mieux de nommer crise des « délogés », n’a fait qu’engendrer violences, tensions entre populations et précarisation de la population comorienne. Certains des constats soulevés par les collectifs d’expulseurs, à savoir la surcharge des services publics ou encore l’augmentation de la délinquance, sont de véritables questions de fond qui méritent réflexion et action. Ces sujets, complexes, nécessitent que les acteurs politiques de l’île les prennent à bras le corps en évitant de se réfugier dans le discours classique et porteur de xénophobie en temps de crise : celui du rejet des personnes dites étrangères les désignant comme responsables de tous les maux de l’île.

Auteur: Région Outre-Mer

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