Expulsions illégales
Depuis plusieurs mois, La Cimade alerte sur les expulsions illégales menées par l’administration. Ces expulsions, violant le droit interne et européen mettent en lumière la course à l’éloignement et à l’enfermement voulue par le ministère de l’Intérieur. L’expression « expulsion illégale » recouvrant plusieurs réalités, et étant parfois remise en cause par l’administration pour justifier ses actes, La Cimade propose de revenir sur cette notion en opérant notamment un focus sur les expulsions illégales depuis les centres de rétention administrative.
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Qu’est-ce qu’une expulsion illégale ?
On parle d’expulsion illégale notamment lorsque l’administration expulse une personne soit en violation de son droit d’asile, reconnu par le Conseil constitutionnel comme un principe à valeur constitutionnelle, soit en violation de son droit à un recours effectif, consacré à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) et l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme (ConvEDH). Est également illégale l’expulsion par l’administration d’une personne en violation d’une décision de justice ou en violation de la loi. C’est le cas par exemple lorsque l’administration a commis une erreur de droit telle que l’expulsion d’une personne protégée contre l’éloignement.
Sur vingt-cinq centres de rétention administratives (CRA) en France, La Cimade intervient dans huit d’entre eux, pour l’aide à l’exercice effectif des droits des personnes enfermées. En 2023, depuis ces huit CRA, les juristes ont recensé 18 expulsions illégales de personnes enfermées. Au cours du dernier trimestre de l’année 2023, les préfectures d’Île-de-France ont expulsé illégalement six personnes enfermées au CRA du Mesnil-Amelot.
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Les expulsions en violation du droit d’asile
L’exercice du droit d’asile est entouré de garanties ; ainsi tout individu qui en fait la demande a le droit de voir sa situation examinée au regard du droit d’asile. Pour ce faire, le Ceseda prévoit une procédure particulière pour les personnes enfermées dans un CRA afin qu’elles puissent déposer une demande d’asile auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). De plus, pour garantir cet examen, est garanti à la personne de pouvoir se maintenir sur le territoire pendant la durée de la procédure d’examen de la demande d’asile (article L. 541-1 du Ceseda). En rétention, cela signifie qu’une fois la demande d’asile déposée, cette dernière est suspensive de tout éloignement : la personne ne peut être expulsée tant qu’elle est demandeuse d’asile, et jusqu’à ce que l’Ofpra ait rendu sa décision.
En outre, s’agissant des personnes enfermées en CRA, une fois la demande d’asile officiellement déposée, l’autorité préfectorale doit se prononcer sur le maintien en rétention de la personne demandeuse d’asile et lui notifier un arrêté de maintien en rétention. Cette décision peut être contestée devant le tribunal administratif dans un délai de 48 heures (article R. 754-7 du Ceseda). L’introduction d’un recours contre la décision de maintien en rétention s’oppose à ce que l’autorité préfectorale procède à des démarches qui tendent à l’exécution de la mesure d’éloignement tant que le juge administratif ne s’est pas prononcé.
Dès lors, la mesure d’éloignement ne peut être mise à exécution tant que l’Ofpra n’a pas rendu sa décision et, jusqu’à ce qu’ait statué le tribunal administratif sur l’arrêté de maintien en rétention (article L. 754-4 du Ceseda).
Monsieur N.J. est placé au CRA par la préfecture des Hauts-de-Seine, où il dépose une demande d’asile. En suivant, la préfecture prend à son encontre un arrêté de maintien en rétention qu’il conteste devant le tribunal administratif. Trois jours plus tard, alors que la procédure devant le tribunal administratif est toujours en cours et que le juge administratif n’a pas rendu de décision, monsieur N. J. est expulsé illégalement par l’administration, en violation de l’article L. 754-4 du Ceseda.
Ainsi, l’expulsion d’une personne enfermée en CRA qui demande l’asile est illégale lorsque l’Ofpra n’a pas rendu de décision sur la demande et/ou que le tribunal administratif ne s’est pas prononcé sur l’arrêté de maintien en rétention.
Cette garantie répond au principe de non-refoulement prévu à l’article 33 de la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés, selon lequel un Etat ne peut expulser ou refouler une personne vers un territoire sur lequel sa vie ou sa liberté serait menacée ou elle serait exposée à des traitements inhumains ou dégradants contraires à l’article 3 de la CEDH (article L. 721-4 du Ceseda).
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Expulsion en violation d’un recours suspensif
Une personne qui fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français dispose d’un droit de contester cette mesure devant le juge administratif. Lorsqu’elle est placée en CRA, le Ceseda prévoit clairement que la personne dispose d’un délai de 48 heures suivant sa notification pour contester la mesure. Pendant ce délai, elle ne peut pas être expulsée (art. L. 722-7 du Ceseda). De même, une fois la mesure contestée, elle ne peut pas être exécutée par l’administration tant que le juge n’a pas statué.
Cette garantie procédurale fondamentale connaît cependant des limites. Pour certaines mesures d’éloignement, telles que les arrêtés d’expulsion ou les interdictions administratives du territoire, le recours devant le juge administratif n’est pas suspensif, alors même que le droit européen semble prévoir le contraire.
Le 26 octobre 2023, la préfecture des Hauts-de-Seine prend à l’encontre de madame C. une obligation de quitter le territoire français. Le même jour, elle prend également un arrêté de placement en rétention administrative. Madame C. est enfermée au CRA avec sa fille âgée de quatre ans, laquelle n’apparaît à aucun moment dans les décisions prises par la préfecture. Le 27 octobre 2023, elles sont toutes les deux expulsées illégalement alors même que le Ceseda prévoit clairement qu’une personne ne peut être expulsée dans les 48 heures suivant la notification de la mesure d’éloignement.
Le 11 avril 2024, monsieur A.C. est enfermé en rétention par la préfecture de la Seine-Saint-Denis sur le fondement d’une obligation de quitter le territoire français. Par le biais de son avocate, il introduit un recours pour demander l’annulation de cette mesure devant le tribunal administratif, dans les 48 heures prévus par la loi. Le 12 mai 2024, monsieur A.C. est expulsé illégalement par l’administration alors que la procédure devant le tribunal administratif est toujours en cours, et que le juge administratif ne s’est donc pas encore prononcé sur son recours.
Dans certains territoires d’outre-mer, notamment à Mayotte, en Guyane et en Guadeloupe, un régime dérogatoire s’applique, supprimant le caractère suspensif du recours contre une OQTF. Cependant, à la suite de la lourde condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) dans l’arrêt De Souza Ribeiro c. France (requête no 22689/07 du 13 décembre 2012), un ersatz de procédure suspensive a été créé, prévue à l’article L. 651-3 du Ceseda. Il est en effet prévu qu’en cas de dépôt d’une requête en référé-liberté, la personne requérante ne pourra pas être expulsée avant qu’une ordonnance ne soit rendue par le tribunal administratif. Malgré cette procédure très peu protectrice, plusieurs expulsions illégales ont eu lieu en violation de cette disposition.
Le 11 décembre 2023, la préfecture de Guadeloupe a expulsé monsieur J. vers Haïti son pays de nationalité, alors même qu’une requête en référé-liberté avait été déposée devant le tribunal administratif. Cette requête était basée sur le fait que le requérant risquait de subir des traitements inhumains ou dégradants dans son pays en proie à une guerre civile.
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Expulsion en violation d’une décision de justice
Lorsqu’un juge rend une décision et qu’aucun recours n’a été formé ou n’est possible, la décision devient définitive et s’applique donc aux personnes concernées, y compris à l’autorité administrative. Il s’agit du principe, essentiel dans un Etat de droit, de l’autorité de la chose jugée. Par conséquent, l’administration ne peut pas expulser une personne dont la mesure d’éloignement a été annulée ou suspendue par une décision de justice définitive. Ce principe trouve son fondement dans l’article 16 de la DDHC relatif au principe de la séparation des pouvoirs.
De même, l’administration est tenue de respecter les décisions prises par la CourEDH. En qualité d’Etat partie à la ConvEDH, la France s’est engagée à ne pas entraver les requêtes formées devant la Cour et à respecter les décisions de celle-ci (articles 34 et 46, §1 de la ConvEDH). La CourEDH, saisie d’une demande de mesure provisoire, peut ainsi ordonner la suspension d’une mesure d’expulsion à l’Etat, alors tenu de se soumettre à l’injonction. L’exécution par l’administration d’une mesure d’éloignement pour laquelle la CourEDH a ordonné qu’elle soit suspendue est donc manifestement illégale.
Le 26 avril 2024, monsieur J., enfermé sur le fondement d’une interdiction administrative du territoire prise par le ministère de l’Intérieur a, par la voie de son avocate, introduit une demande de suspension de cette mesure devant le juge des référés du tribunal administratif de Paris. Le 24 mai 2024, ce dernier suspend l’interdiction administrative du territoire et notifie cette décision au ministre. Pourtant, malgré la décision du juge, le 25 mai 2024, monsieur J. est expulsé illégalement par l’administration, en violation manifeste de la décision suspendant son expulsion.
De la même manière, à deux reprises, l’administration a expulsé des personnes malgré une mesure provisoire de la CourEDH venant interdire la mise en œuvre de cette expulsion. Ces expulsions, les 14 novembre et 4 décembre 2023, par le ministère de l’Intérieur sont des violations manifestes et délibérées de décision de la Cour et par voie de conséquence de la Convention européenne des droits de l’homme.
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Quelles sont les conséquences d’une expulsion illégale ?
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Pour l’individu
Les droits et mécanismes de protection prévus par les textes
La France, en tant qu’Etat partie à de nombreux textes de protection des droits fondamentaux dont la Convention européenne des droits de l’homme, a des obligations vis-à-vis des individus, qu’ils soient nationaux ou étrangers. Les Etats parties ont ainsi interdiction de porter atteinte aux droits garantis dans la Convention. A travers ses décisions, la CourEDH a également développé la notion d’obligations positives mises à la charge des Etats parties et visant à prendre des mesures afin de prévenir de potentielles violations des droits garantis par la Convention. Ainsi, la France a à la fois l’obligation de ne pas porter atteinte aux droits garantis par la Convention, et des obligations de sauvegarde de ces droits, c’est-à-dire de tout faire pour ne pas placer une personne dans une situation où ces droits seraient potentiellement violés. Or, lorsque l’administration française procède à des expulsions illégales, certains droits fondamentaux se trouvent alors mis en péril.
Parmi ces droits, se trouvent notamment :
- Le droit à la vie (article 2 ConvEDH)
- Le droit de ne pas subir de la torture, des peines et/ou traitements inhumains ou dégradants (article 3 ConvEDH)
Le principe de non-refoulement, prévu à l’article 33 de la Convention de Genève de 1951 sur la protection relative au statut de réfugié, à laquelle est également partie la France, est indirectement lié aux droits susmentionnés. L’ensemble de ces principes interdit aux Etats de renvoyer une personne sur le territoire duquel sa vie est en danger ou s’il existe un risque qu’elle subisse des traitements inhumains ou dégradant. De la même manière, ce principe est également protégé par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (CDFUE), en ses articles 4 et 19. Au-delà de ce droit, il existe une combinaison de mécanismes et de garanties qui permettent de faire respecter les droits susmentionnés. La jurisprudence, notamment celle de la CourEDH et de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), a également largement fait évoluer la protection des individus face au risque de subir des atteintes au droit à la vie et/ou au droit à ne pas être soumis à la torture ou à des traitements inhumains et dégradants.
L’arrêt fondateur en la matière est l’arrêt rendu par la CourEDH, Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989 par lequel elle introduit un principe de prévention à la charge des Etats. Ces derniers se doivent de prévenir les risques pour un individu de subir des traitements inhumains et dégradants, notamment en cas d’extradition. En l’espèce, un ressortissant allemand devait être extradé depuis l’Angleterre vers les Etats-Unis où il risquait la peine de mort. La Cour a considéré que l’attente dans le couloir de la mort était constitutive d’un acte de torture ou traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la ConvEDH. Elle a ainsi considéré que l’extradition de ce ressortissant engageait la responsabilité de l’Etat partie en raison du risque de violation de l’article 3 de la ConvEDH.
La Cour EDH a depuis renouvelé ce postulat à plusieurs reprises, notamment dans l’arrêt Jabari c. Turquie du 11 juillet 2001. Dans cette affaire, la responsabilité de l’Etat turc pouvait être engagée en raison de l’expulsion vers l’Iran d’une ressortissante iranienne accusée d’adultère et passible d’une peine de mort par lapidation.
Les Etats parties doivent ainsi non seulement ne pas commettre des actes de torture ou traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 3 de la ConvEDH, mais aussi s’interdire de mettre tout individu dans une situation dans laquelle il risquerait de subir de tels actes, en s’abstenant notamment d’extrader ou d’expulser un ressortissant étranger.
Le risque de violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme
Le lien entre l’expulsion d’un individu et les risques qu’il soit soumis à de la torture ou à un traitement inhumain et/ou dégradant n’est pas une fiction juridique.
Le 24 avril 2018, le Nouvel Obs publiait un article[1] faisant part d’une enquête sur les tortures subies par des personnes soudanaises. Alors que le dictateur du Soudan, Oman El Bechir, est visé par un mandat d’arrêt depuis 2008 par la Cour pénale internationale pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, la France a expulsé un dissident politique soudanais au Soudan en 2017. Cet opposant a été soumis à la torture lors de son arrivée sur le territoire soudanais. La France avait notamment permis à des “officiels soudanais”, qui étaient en réalité des officiers de police soudanais, de pénétrer dans des centres de rétention afin de s’entretenir avec des retenus soudanais.
Les expulsions illégales peuvent ainsi engendrer des conséquences dramatiques pour nombre de personnes enfermées en CRA.
Ce sont notamment le cas des personnes qui ont la qualité de réfugié, qui doit être distinguée du statut de réfugié, qui est la reconnaissance formelle de la qualité de réfugié par l’octroi d’une protection internationale. Lorsqu’une personne a la qualité de réfugié, la CourEDH considère qu’un renvoi vers son pays de nationalité fait courir un risque réel et sérieux de violation de l’article 3 de la ConvEDH.
Dans son arrêt K.I. c. France du 15 avril 2021, la Cour estime ainsi :
“Il convient toutefois de rappeler que la protection offerte par l’article 3 de la Convention présente un caractère absolu. Pour qu’un éloignement forcé envisagé soit contraire à la Convention, la condition nécessaire – et suffisante – est que le risque pour la personne concernée de subir dans le pays de destination des traitements interdits par l’article 3 soit réel et fondé sur des motifs sérieux et avérés, même lorsqu’elle est considérée comme présentant une menace pour la sécurité nationale pour l’État contractant (Saadi, précité, §§ 140‑141, Auad, précité, § 100, et O.D. c. Bulgarie, précité, § 46)”
[…] La Cour relève toutefois que la CNDA a émis sur le fondement de l’article L. 731-3 du CESEDA (paragraphes 63 et 64 ci-dessus) et dans des hypothèses analogues des avis défavorables à l’expulsion de personnes vers le pays dont ils ont la nationalité au motif que, s’ils avaient perdu le statut de réfugié, ils en avaient conservé la qualité […]”.
Pareillement, la Cour envisage une possible violation de l’article 3 dans les cas d’emprisonnement si la personne est renvoyée vers son pays de nationalité, s’il est considéré qu’elle peut être soumise à des traitements inhumains et dégradants ou de la torture en détention.
L’arrêt de la CourEDH, M.A. c. France du 2 juillet 2018 (requête n°9373/15), relatif à la mise à exécution d’une mesure d’éloignement d’un ressortissant algérien, condamné en 2006 en France à une peine d’emprisonnement et à une interdiction définitive du territoire français en est un exemple.
Dans cette affaire, la CourEDH conclut dans un premier temps à la violation de l’article 3 de la Convention, considérant qu’il existait un risque réel et sérieux que le requérant soit exposé, en cas de détention en Algérie, à des traitements contraires à cette disposition. Elle exigea ensuite des autorités françaises qu’elles s’assurent auprès du gouvernement algérien que celui-ci ne se rendra pas coupable d’actes contraires à l’article 3.
Enfin, la Cour conclut également à la violation du droit à un recours individuel, garanti par à l’article 34 de la Convention. Elle estima que les autorités ont “délibérément et irréversiblement” amoindri le niveau de protection de l’article 3, en créant « des conditions dans lesquelles le requérant ne pouvait que très difficilement saisir la Cour ». Le requérant a été renvoyé sept heures après s’être fait notifier la décision par laquelle l’autorité préfectorale a fixé le pays de destination et 21 minutes après que la CourEDH ait ordonné à la France de prendre des mesures provisoires. La Cour jugea ce laps de temps bien trop court pour que le requérant puisse introduire un recours contre une décision dont les conséquences peuvent entraîner une violation de ses droits fondamentaux.
La question se pose d’autant plus lorsqu’il est procédé à l’expulsion d’une personne depuis un CRA car celle-ci est en principe remise aux autorités de l’Etat vers lequel elle est renvoyée à son arrivée sur le territoire.
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Quel est le rôle du juge interne en cas d’expulsion illégale ?
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Possibilité d’introduire un recours devant le juge des référés
En cas d’expulsion illégale, il est possible de faire appel au juge administratif par le biais d’une procédure d’urgence : le référé-liberté. Il s’agit de démontrer que l’expulsion constitue une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.
Ces libertés fondamentales sont circonscrites par le juge administratif lui-même. Les recours en référé introduits dans le cadre d’expulsions illégales font référence à certaines libertés en particulier : droit à un recours effectif (CE, 13 mars 2006, Bayrou et a., n° 291118 ; CE, ord., 30 juin 2009, Beghal, n° 328879), droit d’asile et ses corollaires (CE, ord. 12 janv. 2001, Mme Hyacinthe et Gisti, n° 229039). Au-delà de la démonstration de l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, il est également nécessaire de justifier du caractère urgent de la situation. C’est ce critère qui avait conduit le tribunal administratif de Paris à rejeter la requête de M. A. Ressortissant ouzbek, il a été expulsé vers son pays de nationalité, l’Ouzbékistan, en violation d’une mesure provisoire décidée par la CourEDH (cf. supra), demandant aux autorités françaises la suspension de la mesure d’éloignement. Le tribunal administratif de Paris avait jugé que la condition tenant à l’urgence n’était pas remplie puisque M. A avait déjà été expulsé. Cependant, le juge des référés du Conseil d’Etat est revenu sur la décision du premier juge. Il rappelle à ce titre que le référé-liberté ne permet pas seulement au juge de suspendre une décision mais lui permet également “d’ordonner toutes mesures nécessaires à la protection des libertés fondamentales”. L’avocate de M. A avait en effet à la fois demandé au juge des référés de suspendre la mesure d’éloignement et qu’il soit enjoint à l’Etat de prendre toutes les mesures possibles pour que son client soit réacheminé en France. Ce faisant, le Conseil d’Etat enjoignait l’administration à prendre toutes mesures utiles afin de permettre le retour de M.A et écartait par la même l’idée qu’une décision exécutée ne peut plus être contestée.
En pratique, les effets de cette décision n’ont eu que peu d’effet. Son avocate a en effet déclaré que M. A a été emprisonné dès son arrivée en Ouzbékistan, et le ministre, malgré l’injonction au retour, refusa d’appliquer la décision du Conseil d’Etat.
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L’efficacité relative de l’injonction au retour de la personne expulsée
L’office du juge
L’office du juge du référé-liberté lui permet d’ordonner toutes “mesures nécessaires” à la sauvegarde des libertés fondamentales lorsque l’atteinte grave et manifestement illégale est caractérisée. Dans l’hypothèse d’une expulsion illégale, il s’agit concrètement d’ordonner à l’administration d’organiser le retour de la personne expulsée. Le juge peut assortir cette injonction d’une astreinte par jour de retard dans son exécution.
Le tribunal administratif de La Réunion a par exemple prononcé plusieurs injonctions au retour, assorties pour certaines d’astreintes, dans le cas d’individus expulsés illégalement. Sur le fondement de l’article 8 de la ConvEDH et du droit au respect de la vie privée et familiale, le juge des référés a ainsi enjoint au préfet de La Réunion d’organiser, aux frais de l’Etat, le retour d’une personne expulsée illégalement depuis La Réunion dans un délai de deux mois. Alors que le ministère faisait appel, le Conseil d’Etat confirmait l’analyse du juge des référés, en indiquant que “c’est à bon droit que le juge des référés du tribunal administratif de La Réunion a considéré que la mesure d’expulsion en litige porte à l’intérêt supérieur des deux enfants de l’intéressé une atteinte grave et manifestement illégale”. De la même manière, le tribunal administratif de La Réunion, également compétent pour les expulsions ayant eu lieu depuis Mayotte, a fréquemment enjoint à la préfecture d’organiser le retour de personnes expulsées illégalement. Le nombre d’injonctions au retour à la suite de telles expulsions est, tant il est faramineux, difficilement quantifiable. Selon un article du Monde[2], il s’élevait à 154, entre le 1er janvier et le 30 novembre 2022.
L’effectivité des injonctions de retour tributaire de la volonté de l’administration
L’effectivité du retour de la personne expulsée reste néanmoins conditionnée à la volonté de l’administration de se soumettre à une décision de justice. Or, cette volonté qui pourrait sembler acquise dans un Etat de droit est récemment apparue plus chancelante.
Parfaite illustration en est le cas de M. A., ressortissant ouzbek mentionné précédemment. Après que sa requête ait été rejetée par le juge de première instance, il avait finalement obtenu, en appel devant le Conseil d’Etat, que l’Etat français organise son retour du fait de son expulsion illégale en violation d’une décision de la CourEDH. Le Conseil d’Etat, qualifiant cette expulsion d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, avait de ce fait enjoint au ministre de l’Intérieur et des outre-mer et au ministre de l’Europe et des affaires étrangères de prendre dans les meilleurs délais toutes mesures utiles afin de permettre le retour, aux frais de l’État, de M. A. en France.
Or le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, avait immédiatement affiché sa volonté de ne pas se conformer à la décision du Conseil d’Etat. À ce jour, l’injonction de retour prononcée par le Conseil d’Etat n’a donc toujours pas été exécutée.
Est illustré le risque d’injonctions qui sonnent creux lorsque leur exécution est tributaire de la volonté de leurs destinataires alors même que ce sont ces derniers qui ont violé le droit en mettant en œuvre la procédure d’expulsion. Ce risque est d’autant plus renforcé lorsqu’elles ne sont pas assorties d’astreintes financières qui peuvent à la longue constituer une source de motivation à se conformer à la décision de justice. Le ministre de l’Intérieur fait preuve d’un mépris grandissant des principes phares de la Justice, en exécutant des mesures d’éloignement en violation de décisions judiciaires, tout en ignorant les injonctions de retour prononcées par les juridictions internes.
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L’Etat de droit
La notion d’État de droit s’entend comme une (auto)limitation de l’État par le droit ; l’action des autorités publiques n’échappe en effet pas l’exigence de respect des règles de droit ; or, la mise en œuvre de décisions d’expulsion en violant le droit européen ou interne, ou le sens d’une décision de justice est une attaque frontale à ce principe cardinal de toute société démocratique.
D’une part, la violation du droit par l’Etat lui-même représente un danger particulier. Le non-respect de normes précises, ne laissant aucune marge à l’interprétation, telle que la garantie que le recours contre la décision portant obligation de quitter le territoire sera suspensif (L. 722-7 du Ceseda), indique une remise en cause totale de l’ordre juridique.
D’autre part, lorsqu’en présence d’une violation manifeste du droit, les juges imposent à l’administration une décision et que celle-ci est violée, il s’agit alors d’une atteinte flagrante des principes de l’autorité de la chose jugée ainsi que de la séparation des pouvoirs. Ainsi, lorsqu’un juge rend une décision, celle-ci s’applique aux personnes concernées, y compris l’administration ; ne pas respecter une décision devenue définitive revient à se soustraire au droit.
La France a d’ailleurs déjà été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour de telles situations. Ainsi, dans un arrêt du 1er février 2018 M.A. c. France (n°9373/15), la Cour condamne la France pour la violation de l’article 3 – interdiction des traitements inhumains ou dégradants – et sur le fondement de l’article 34 du fait du non-respect d’une mesure provisoire prononcée par la Cour. Cette double condamnation n’a cependant eu que peu d’effet sur les actes du ministère de l’Intérieur puisque en 2023, à deux reprises, des mesures provisoires ont été sciemment violées. En assumant de ne pas respecter une des normes européennes cardinales, le ministère se place dans une position de remise en cause, à la fois du droit européen et des valeurs qu’il véhicule.
Parallèlement à ces violations, nous pouvons voir une critique de plus en plus retentissante contre la Justice et le droit international. La question de modifier la Constitution semble même être une des voies étudiées par le gouvernement ou certains partis politiques pour mettre à mal la hiérarchie des normes et surtout la place du droit international avec, en ligne de mire, la CourEDH et sa jurisprudence. Cette dérive, dramatique pour l’Etat de droit, reprend le vocable et le combat de l’extrême droite et illustre une fuite en avant vers une politique liberticide.
A la suite de déclarations de l’exécutif questionnant notamment la place de la Convention européenne des droits de l’homme, dans un discours passé trop inaperçu, le président du Conseil constitutionnel Laurent Fabius a mis en garde le président et son gouvernement contre les atteintes répétées à l’Etat de droit. “Sauf à prendre le risque d’exposer notre démocratie à de grands périls, ayons à l’esprit que, dans un régime démocratique avancé comme le nôtre, on peut toujours modifier l’état du droit mais que, pour ce faire, il faut toujours veiller à respecter l’État de droit”.
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Les revendications de La Cimade
Dans un contexte où le premier ministre lui-même assume clairement son hostilité envers le système de la Convention européenne des droits de l’homme et affiche sa volonté d’expulser à tout prix toutes les personnes étrangères qu’il estime “dangereuses”, tous les moyens semblent donc être permis pour expulser.
La Cimade revendique :
- un accueil digne et sûr des personnes étrangères en France,
- la régularisation large et durable de toutes les personnes sans-papiers,
- la fin de la politique de bannissement et d’expulsion,
- la fin de l’instrumentalisation de la menace à l’ordre public,
- un droit d’asile véritablement protecteur pour les personnes exilées,
- le respect des droits fondamentaux de toutes les personnes étrangères,
- le respect effectif par la France de ses engagements internationaux,
- le respect effectif par la France de sa Constitution et de ses lois.
[1] https://www.nouvelobs.com/monde/20180424.OBS5650/soudan-des-demandeurs-d-asile-tortures-apres-avoir-ete-expulses-par-la-france.html
[2] https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/05/07/a-mayotte-la-justice-contraint-l-etat-a-organiser-le-retour-de-sans-papiers-apres-des-expulsions-illegales_6172435_3224.html