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Il y a 40 ans, le gouvernement demandait à La Cimade d’être présente dans tous les Centres de ...
Sous la pression de son accession à l’Union européenne (UE), l’Albanie coopère à l’organisation de l’expulsion de ses ressortissant·e·s ». Avec l’aide de l’agence européenne des gardes-frontières, Frontex, la France profite pleinement de cette collaboration. Interpellations ciblées, enfermement, expulsion, les Albanais.es se retrouvent au cœur de cette spirale infernale.
La politique d’expulsion des Albanais·e·s fait partie des principaux axes de coopération de l’UE avec l’Albanie. Elle est régie par l’accord communautaire de réadmission conclu en 2005.
Selon la Commission européenne, l’Albanie est « très bonne élève » avec 73 opérations de retour qui ont abouti à l’expulsion de 2 414 Albanais·e·s en 2020[1]. Le REM (réseau européen des migrations)[2] décrit la coopération consulaire avec l’Albanie comme exemplaire avec un taux de délivrance de Laisser Passer Consulaire (LPC) proche de 100% et dans des délais rapprochés.
Cette coopération dite exemplaire s’avère être la contrepartie de la libéralisation du régime des visas, matérialisée par un accord signé en 2010 entre l’Albanie et l’UE[3]. Plus largement, elle s’explique par la volonté d’adhérer à l’UE qui l’oblige, depuis le processus de pré-adhésion à répondre au cadre européen en matière de contrôle des frontières. Plus particulièrement, pour pouvoir prétendre au statut de candidate, l’Albanie a dû prendre des engagements concrets en matière de visas, d’asile et de “migration irrégulière” dans le cadre de l’accord d’association et de stabilisation (ASA) signés le 12 juin 2006. Cette politique marchandage pousse l’Albanie à contrôler les personnes en mouvement sur son territoire tout en collaborant activement pour faciliter le retour de ses propres ressortissant.e.s depuis les Etats membres de l’UE.
La France est l’un des pays de l’Union qui a progressivement mis en place une politique d’expulsions systématiques et nombreuses envers les ressortissant·e·s albanais·e·s. Cette évolution s’explique d’une part par la volonté politique de “faire du chiffre” en matière d’expulsions en dehors de l’UE et donc de cibler des nationalités facilement expulsables, et d’autre part, par l’augmentation du nombre de demandeur·euse·s d’asile de cette nationalité sur son territoire.
Le recours aux “services” de l’agence Frontex pour mettre en œuvre cette politique s’est alors intensifié pour soutenir cette coopération et optimiser les expulsions de ressortissant·e·s albanais·e·s. Alors que jusqu’à 2016, la France s’était surtout greffée à des opérations de retours conjointes à l’initiative d’autres Etats membres, depuis 2017, la France devient pays organisateur des vols charter coordonnés par Frontex avec une prédominance des opérations de retour par collecte (CRO-Collecting Return Operation), « lors desquelles le moyen aérien et/ou les escortes sont fournies par le pays tiers de destination. Dit autrement, l’Etat tiers vient « chercher » ses ressortissants. »[4]
Le nombre de vols groupés à l’initiative de la France à destination de l’Albanie n’a cessé d’augmenter depuis et font désormais partie des priorités françaises proposées en matière d’expulsion : en 2015, 4 CRO ont été organisées par la France et 8 ont eu lieu en 2016. Depuis 2017 et le plan d’action conjoint entre la France et l’Albanie pour « lutter contre l’immigration irrégulière albanaise et la multiplication des demandes d’asile », le nombre de vol par collecte organisé par la France a considérablement augmenté. Ainsi, entre 2017 et 2021, il a quasiment doublé, passant de 24 à 42.
La mise en œuvre de cette politique se fait au détriment des droits fondamentaux des personnes concernées, qui subissent les conséquences d’une logique d’expulsion soutenue par des moyens financiers conséquents et une collaboration active des Etats concernés et de l’agence européenne Frontex.
Principale nationalité (hors UE) interpellée et expulsée depuis l’hexagone, les personnes albanaises permettent au gouvernement d’afficher fièrement des quotas d’expulsion toujours plus vertigineux. En effet, près de la moitié (45%) des expulsions hors-UE depuis l’hexagone sont à destination de l’Albanie[5].
2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 | 2021 | 2022 | |
Albanais.e.s enfermées | 2724 | 2913 | 3459 | 2532 | 2352 | 1472 | 1687 | 1839 |
Albanais.e.s expulsé.e.s | 1783 | 1909 | 2046 | 1700 | 1675 | 917 | 1199 | 1473 |
Pourcentage d’expulsion | 65.5% | 65.5% | 59.2% | 67.1% | 71.2% | 62.3% | 71.1% | 80.1% |
Figure 1 – Chiffres tirés des rapports annuels sur les centres et locaux de rétention administrative de 2015 à 2022
Sont essentiellement ciblées les personnes qui se trouvent sur le littoral du nord de la France dans l’attente d’un passage vers le Royaume-Uni. Leur transit par la France est généralement court, allant de quelques heures à quelques jours. Celles-ci ont rarement l’intention de s’installer sur le territoire français et s’opposent donc beaucoup moins à leur expulsion. Elles sont très souvent interpelées en possession de leur passeport en cours de validité, ce qui accélère d’autant plus l’expulsion. Ce ciblage de personnes en transit n’empêche pas pour autant l’interpellation, sur l’ensemble du territoire, de personnes durablement installées en France avec leurs familles.
Dans ce contexte, les contrôles revêtent un caractère systématique, et il n’est pas rare que les agents de police n’interpellent que les albanais.es pour les enfermer en centre de rétention, quitte à ce que la préfecture libère des personnes d’autres nationalités pour faire de la place dans le centre de rétention administrative et ainsi faire facilement grimper les chiffres de l’expulsion.
Ainsi, le CRA de Coquelles, à proximité de Calais, est particulièrement symptomatique de ces pratiques : en 2021, 51% des personnes qui y ont été enfermées et 76% des personnes qui en ont été expulsées sont de nationalité albanaise (seconde nationalité : les Algérien·ne·s à 8%).
Dans cet univers carcéral géré par le ministère de l’Intérieur, les personnes peuvent être enfermées jusqu’à 90 jours dans des espaces grillagés où il leur est interdit d’aller et venir. Les conditions d’enfermement y sont particulièrement indignes et traumatisantes, comme ont pu nous le décrire des personnes albanaises avec lesquelles nous avons pu échanger après leur expulsion :
« C’était comme une prison […]. Le traitement dans les centres français est inhumain et tout le monde ne peut pas supporter ça. Ces deux semaines peuvent rester pour toujours dans la mémoire »[6].
« Désormais, à peine la porte de la maison fermée, je ressens déjà l’angoisse de l’enfermement. » [7]
Les Albanais·e·s représentent donc une manne pour l’Etat français, un moyen de faire du chiffre à moindre coût. Aucune circonstance, pas même la pandémie de covid-19 n’a pu endiguer l’enfermement et l’expulsion effrénée des ressortissant·e·s albanais·e·s. Alors que les frontières étaient quasiment toutes fermées, les expulsions hebdomadaires par vol groupé ont continué.
La France organise ces expulsions hebdomadaires avec le soutien de Frontex. Cette CRO à destination de l’Albanie a lieu une fois par semaine, au départ de Lille (souvent en collaboration avec la Belgique).
Comme le souligne Sarah Zellner[8], dans son mémoire L’européanisation du vol charter : la délégation d’une pratique contestée, « ces vols organisés avec l’aide de Frontex présentent plusieurs avantages pour la France » :
Le vol Frontex du mardi Lille / Tirana
Ce vol d’expulsion est quasiment toujours organisé le même jour de la semaine : les mercredis jusqu’en septembre 2018 puis les mardis à partir d’octobre 2018 jusqu’à ce jour.
Selon Pauline Hede, alors coordinatrice de France Terre d’Asile au CRA de Coquelles : « environ 15 personnes enfermées au CRA de Coquelles partent sur ce vol chaque mardi et potentiellement d’autres depuis le CRA de Lesquin (Lille) »[9].
Dans son rapport de 2019, la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL), qui a participé à un de ces vols, décrit : « L’éloignement organisé sous l’égide de Frontex, qui en assure la coordination et le financement, concernait vingt-deux personnes et était contrôlé par un ‘monitor’ italien ». A bord étaient présents : « un officier de police albanais, trois représentants de la DCPAF formés pour ce type d’opérations par l’agence européenne, un interprète et l’Avocat du peuple albanais (Ombudsman de ce pays) ». L’opération était organisée « dans un avion albanais par des agents de nationalité albanaise (un médecin, une psychologue, trente-trois escorteurs dont une femme) et dans le respect du protocole Frontex ».
Les témoignages de personnes albanaises expulsées via ce vol Frontex révèlent leurs sentiments d’injustice et d’humiliation ainsi que des traumatismes liés à l’interpellation, la rétention et l’expulsion.
« Je ressens de la souffrance, car je sais que je n’étais pas en situation irrégulière, j’avais le droit de séjourner dans l’espace Schengen pendant trois mois » [10]
« (A la descente du camion qui amenait au tarmac) la police albanaise et française a formé un mur autour de nous pour qu’aucun d’entre nous n’essaye de s’échapper » [11]
« L’avion était seulement pour l’expulsion des personnes albanaises. Il n’y avait pas de voyageur. L’avion était plein. […]. Chaque personne avait une escorte de sécurité ». [12]
Le MNP (Mécanisme national albanais de prévention de la torture) est présent sur certains de ces vols charters pour en observer les pratiques. Deux personnes du MNP rencontrées à Tirana, lors de la mission de juin 2022, témoignent du « nombre de policiers parfois impressionnant et pas nécessaire ».
Le coût du vol Frontex
Le coûts des vols d’expulsions Frontex organisés par la France à destination de l’Albanie sont considérables. La France paie entre 40 à 60 000 € par vol à destination de l’Albanie1.
2019 | 2020 | 2021 | |
Coût total pour les autorités françaises | 2,1 millions d’€ | 1, 7 millions d’€ | 2,4 millions d’€ |
Coût moyen/vol pour les autorités françaises | 62 107 € | 47 444€ | 49 628€ |
Le vol d’expulsion du 16 avril 2019 a par exemple coûté 80 413€ (dont plus de la moitié payé par la France : 43 062,72€).
Les suites de l’expulsion, entre interdiction de retour sur le territoire français et difficulté à quitter l’Albanie :
La mesure d’expulsion du territoire européen s’accompagne presque systématiquement d’une interdiction de retour doublée d’une inscription au fichier européen de non admission sur le territoire (fichier SIS – Système d’information Schengen) d’un à trois ans qui peut être contestée[13].
Une personne expulsée témoigne ainsi : « Je ne peux pas accepter d’être traité comme un criminel […]. J’aurais aimé aller avec mes amis ailleurs pour les vacances, en Italie, en Grèce mais je ne peux plus aller en Europe. Je suis devenu différent des autres, ça me distingue et ça me fait mal de ne pas être traité comme les autres. »[14]
Ainsi, l’expulsion ne représente pas la fin de cette violence administrative : « en plus d’être bannies de l’UE, certaines personnes semblent par la suite empêchées de sortir d’Albanie, y compris pour se rendre dans un pays non-européen, telle que la Macédoine. Deux des personnes expulsées avec qui La Cimade a échangé expliquent ainsi s’être vu refuser la sortie du territoire albanais alors qu’elles souhaitaient se rendre en Macédoine. Une pratique discrétionnaire et illégale de la police aux frontières albanaise, lorsqu’elle soupçonne un risque de transit par la Macédoine dans l’objectif de rejoindre l’espace Schengen » [15]
Sources infographie « Les vols d’expulsions Frontex organisés par la France à destination de l’Albanie (2015-2021) »: Albanie : enjeux migratoires dans les Balkans, Note d’Analyse, La Cimade, 2023.
Sources:
[1] 2021 Communication on EU Enlargement Policy
[2] Ce réseau, institué par la décision du Conseil du 14 mai 2008, est coordonné par la Commission européenne, sous la responsabilité directe de la Direction générale de la migration et des affaires intérieures. Il est organisé en points de contact nationaux dans les pays membres et observateurs du REM (www.immigration.interieur.gouv.fr)
[3] Depuis cette date, les ressortissant·e·s albanais·e·s bénéficient du régime de déplacement sans obligation de visa (pour les séjours dont la durée n’excède pas 90 jours sur toute période de 180 jours)
[4] Sarah Zellner, « L’européanisation du vol charter : la délégation d’une pratique contestée », IEP d’Aix-en-Provence, 2020, p.9
[5] Rapport inter associatif sur les centres et locaux de rétention administrative, 2021
[6] Entretien avec R.B., 22 juin 2022
[7] Entretien avec L.M., 28 juin 2022
[8] Sarah Zellner, « L’européanisation du vol charter : la délégation d’une pratique contestée », IEP d’Aix en Provence, 2020
[9] Entretien réalisé le 2 juin 2022
[10] Entretien avec A., 20 juin 2022
[11] Entretien avec N.G., 20 juin 2022
[12] Entretien avec D., 28 juin 2022
[13] Pour plus d’informations voir la fiche réflexe de La Cimade : « Comment contester une IRTF ?».
[14] Entretien avec C., 20 juin 2022
[15] Albanie : enjeux migratoires dans les Balkans Transit, émigration, retours forcés : des mobilités entravées. Note d’analyse, La Cimade 2023.
Auteur: Pôle Europe et International
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