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Les serpents de la mer

26 octobre 2012

Dans notre imaginaire l’océan a trois sources contradictoires. L’épopée d’abord, l’errance d’Ulysse, les aventuriers qui s’approchaient des colonnes d’Hercule sur des barques d’alpha aux voiles de papyrus, Erik Le Rouge et ses rameurs téméraires, Magellan, la grande découverte, l’or, l’or, l’or – et ses horreurs collatérales.

Dans notre imaginaire l’océan a trois sources contradictoires. L’épopée d’abord, l’errance d’Ulysse, les aventuriers qui s’approchaient des colonnes d’Hercule sur des barques d’alpha aux voiles de papyrus, Erik Le Rouge et ses rameurs téméraires, Magellan, la grande découverte, l’or, l’or, l’or – et ses horreurs collatérales. Loti, ensuite. Le pêcheur toujours pauvre, la femme toujours veuve, l’amateur toujours riche (et toujours radin), la morue toujours abondante (jusqu’à disparition), les vagues toujours assassines, les mousses qui disparaissent les premiers et les capitaines forcément héroïques.

Et puis la mer sublime. Les peintres qui s’en délectent et nous avec, les romantiques qui frissonnent d’un effroi délicieux. Et là-dessus, les cong’pay’, les hordes prolétaires qui s’abattent joyeusement sur le sable bourgeois, le polluent avec force ballons, pelles et châteaux éphémères, avec l’absolu bonheur de la transgression.

Cette révolution-là, dans nos têtes, est sans doute la plus forte, la plus tenace.

La mer, pour nous autres Français, ce n’est pas la mer. Tout juste l’ornement du rivage. La mer, c’est joli, comme les plates-bandes bien ordonnées qui égayent une allée. On la chante en boucle, à l’heure de la moule-frite, dans les bars vire-au-guindeau, quand des barbus en gilet rayé entonnent Santiano-oo-oo. La mer n’est qu’une pellicule dorée qui orne nos côtes lorsque le soleil se couche.

Pour le fun, il y a l’extrême. Les grandes courses, les athlètes suréquipés, les sponsors et les voiles à message, Groupama, Vache qui rit, les records, le rêve sans mesure, les bateaux qui volent, les spis géants. Plus, toujours plus, plus loin, plus cher, plus dangereux, plus hard…

Je ne dis pas que les coureurs ne sont point d’immenses marins. Ni que les plages ne sont nullement exquises. Je dis simplement qu’il faut imaginer que la mer a du fond, qu’elle est sillonnée de courants invisibles. Je dis que la mer seule fait le tour du monde, qu’elle relie quand la terre divise. Je dis qu’elle est impure, qu’elle brasse tout à la fois la splendeur et l’ordure, qu’elle recèle conjointement la merveille et les fauves.

Tous les marins savent ça. Tous les Coréens payés une poignée de dollars. Et tous les Grecs qui ne sont plus payés. Mais pour les migrants, ceux qui se livrent à la mer c’est pire encore. Ils expérimentent tout ce que l’élément recèle de pire – le chaud, le sel, le froid, l’humide, le jour, la nuit, l’imprévu, l’erreur, le danger. Ils expérimentent aussi tout ce que l’humanité, sur mer, a engendré de pire : la cupidité, la piraterie, le mensonge, la rouerie, la maladresse, l’incompétence. Et, s’ils se trouvent en détresse, il n’est pas rare, trois fois hélas !, que la légendaire solidarité des gens de mer, l’assistance inconditionnelle, mentionnée, stipulée sur tous les livres de bord, sur toutes les passerelles de tous les navires, qu’ils soient marchands, militaires, de plaisance ou autres, cette règle d’assistance inconditionnelle, sans prix aucun, sans discussion aucune, soit ouvertement violée.

Un port, dit-on, c’est un havre. Un abri où, enfin, le péril est écarté, la distraction permise. Pour les migrants, c’est tout le contraire. S’ils ont survécu aux serpents de la mer, d’autres morsures les attendent encore. Pour eux, ça ne fait que commencer. Plus dur que le Vendée Globe, mon frère…

Hervé Hamon, écrivain, éditeur et cinéaste

Chronique publiée dans le numéro d’octobre de Causes Communes 

 

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Auteur: Service communication

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