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Partir : de quelques effets de la répression comorienne sur le destin d’un jeune garçon de 17 ans [Première partie]

14 octobre 2017

« Je ne peux pas revenir aux Comores. L’État comorien a voulu me tuer, et aujourd’hui il ne peut pas me protéger. Et quand je viens en France, on me dit que je n’ai pas ma place ici non plus. Alors je vais où, moi ? »

Coucher sur le papier quelques moments de la vie d’un autre ne pourrait être que l’écriture de faits divers, ne révéler rien de plus que certaines bribes d’une existence parmi des milliards d’autres. Alors, à quoi bon ? Pourtant, il est parfois de ces histoires individuelles qui, à elles seules, concentrent et mettent en scène les forces à l’œuvre dans la vie de tous les autres. C’est peut-être là que le fait divers se transforme en cas. A Mayotte, la vie de certains migrants se tissent à deux pas, là, tout près, dans l’inconfort discret des poutres bétonnées soutenant nos habitations, à l’intérieur même des maisons encore en construction que nous louerons dans quelques mois à prix d’or après que leurs occupants éphémères en aient été chassés, dans l’arrière-cour terreuse d’une bâtisse bourgeoise friande en domestiques bon marché. La vie précaire, c’est arrivé près de chez nous. Pourtant, malgré les deux pas qui nous séparent de ces histoires de vie, les forces qui les façonnent demeurent bien souvent invisibles, et prennent parfois leurs racines dans le lointain, un lointain que nos vies affairées tendent à ignorer. En rendant lisible le monde tel qu’il est vécu par d’autres, peut-être plus encore quand il s’agit de nos voisins, le témoignage permet d’étendre la conscience de la place de nous occupons, et d’interroger différemment les actes que nous conduisons. Quelque part, témoigner, c’est déjà subvertir un peu. Le « cas » dont il est question ici est celui d’Awadi, un jeune comorien de 17 ans, dont la vie a été bousculée par des enjeux qui lui étaient étrangers.

 

Lundi 20 février 2017, Moroni, Lycée Saïd Mohamed Cheik

 

Depuis plus d’une semaine, il n’y a plus d’électricité au lycée. Ce matin-là, l’organisation des cours est perturbée. Les professeurs ont décidé de se rassembler en fin de matinée. Une réunion urgente, semble-t-il. L’objet de cette rencontre : depuis samedi dernier, le proviseur du lycée, Msa Hadji, est accusé d’avoir orchestré un trafic d’électricité depuis l’établissement scolaire dont il a la gestion. Mais l’authenticité de cette histoire est remise en cause par les enseignants : Msa Hadji est décrit par ceux qui le connaissent comme un homme honnête et pieux. De plus, aux dires de certains, il semblerait que ce trafic d’énergie ait eu lieu avant l’arrivée de Msa Hadji au poste de responsable de l’établissement, en juin 2016. Au moment de sa prise de poste, ce dernier avait d’ailleurs découvert des bureaux vides, et avait alors déclaré à la presse « on m’a remis les clés d’un bureau fantôme ». Son prédécesseur, Aboubakar Ahamada, serait parti avec les meubles du lycée. Toujours selon Msa Hadji, en plus du mobilier, les bilans financiers manquent à l’appel.

Reste alors à trouver un responsable pour payer la facture d’électricité. Dans l’histoire qui nous intéresse ici, il n’est pas nécessaire de connaître les tenants et aboutissants de cette affaire, de discerner avec certitude les responsabilités des uns et des autres, mais de saisir ce qui est en train de se jouer pour les élèves et le personnel de ce lycée.

« Pendant le cours, un professeur est venu dans la salle de classe, tôt le matin. Ils ont discutés ensemble, avec le professeur de mathématique. Puis ils sont revenus pour dispenser le cours. Ensuite un autre professeur est venu pour dire « c’est l’heure ». Notre professeur nous a dit qu’il y a une urgence. Mais il n’a pas précisé de quelle urgence il s’agissait. Il a pris ses affaires, et il est allé dans la salle de conférence avec les autres professeurs. Nous, les élèves, nous ne savions pas ces choses qui étaient en train de se dérouler. »

Les enseignants ont décidés de se rendre au Ministère de l’Énergie, à deux pas du lycée, pour rencontrer le vice-président, pour demander des comptes, pour comprendre : pourquoi Msa Hadji ? Pourquoi accuser cet homme d’un délit dont il n’est vraisemblablement pas responsable ? Pourquoi cette amende de 800000 francs (1600 euros) ? Les lycéens ont emboîté le pas à l’élan de solidarité de leurs professeurs et se sont rassemblés aux abords du ministère. Près du portail, ils attendent le résultat des tractations. Awadi, lui, est resté dans sa salle de classe, au rez de chaussée du lycée, loin du tumulte de la rue. Avec le délégué de sa promotion et trois autres élèves, ils attendent.

C’est vers neuf heure et demi que les gendarmes sont arrivés. Ils se sont positionnés entre le lycée et le ministère. Immédiatement, ils demandent au lycéens d’arrêter de filmer, de ne plus utiliser leurs téléphones portables. Il s’agit de limiter le risque que des images incontrôlées se retrouvent sur les réseaux sociaux. Protestation des lycéens. Le ton monte chez les casqués. Certains obtempèrent, d’autres résistent. Immanquablement, sans que l’on sache qui a lancé la première pierre, et sans que cela revête une importance particulière, une pluie de grenades lacrymogène s’abat sur la foule. Explosions. Charge en uniforme. Les fusils, équipés de munitions en caoutchouc, donnent de la voix.

« Quand il y a eu ces problèmes, les gens, même le surveillant général, sont rentrés dans le lycée. Les élèves courraient pour ne pas se faire attraper par les gendarmes. Après, les gendarmes sont rentrés dans le lycée. Sans aucune autorisation. Ils étaient plusieurs. Au début, ils n’ont pas pu passer par le portail, alors ils sont rentrés en passant par dessus le mur. »

 

(photo : ©Comores-infos)

Dans l’enceinte du lycée, les gendarmes s’adonnent à des activités dont le sens échappe à Awadi. Un jeune sera passé à tabac à proximité du portail, sous les fenêtres des salles de classe, bloqué dans la benne d’un pick up, frappé à coups de pieds et de matraques par plusieurs hommes en uniforme. Une vidéo, diffusée sur internet quelques heures plus tard, témoigne de la violence policière. Mais aucune image ne montre ce qui suivit : par petits groupes, les gendarmes pénètrent dans les couloirs du lycée, dans les salles de classes, là où sont restés les élèves qui avaient fait le choix de ne pas se mêler à la foule. Awadi est l’un de ceux-là. Avec ses camarades, il part se réfugier dans une petite pièce attenante à celle du cours de mathématique.

« Nous étions toujours dans la salle de classe, au rez de chaussée. Les filles nous ont dit qu’il faut aller dans la petite pièce pour se cacher. Les gendarmes sont passés par la porte. Quand ils sont rentrés à l’intérieur de la salle, ils ont tiré une première balle dans la petite salle. Mais personne n’a reçu cette balle-là. Quand ils nous ont vu, ils ont frappés le délégué. Ensuite ils m’ont frappés à moi. Ils n’ont rien dit, ils n’ont donné aucune explication. Nous on refusait qu’ils nous frappent. Alors, je suis sorti de la petite salle pour rejoindre la grande salle. Je n’ai pas couru, et je n’avais pas l’intention de courir. C’est à ce moment-là qu’il a tiré avec le fusil. Dans le ventre, là. J’étais à un mètre. C’était un très gros fusil, un fusil de l’armée. »

Au même moment, alors qu’Awadi gît dans la classe de mathématique, les gendarmes, dans la cour, s’affairent. A l’aide de gaz lacrymogène, ils rassemblent et enferment plusieurs élèves dans la mosquée du lycée. Les pandores restés autour d’Awadi ne font pas grand cas du sang qu’il déverse au sol. Ils se moquent et l’insultent en shingazidja, des choses à propos de rapports sexuels avec sa mère.

Awadi est finalement évacué, sur l’ordre d’un capitaine de gendarmerie, vraisemblablement plus apte que ses collègues à évaluer la gravité d’une blessure. Awadi, qui peut encore parler, souhaite désigner celui qui lui a tiré dessus. On lui répond que non. Que ce n’est pas urgent. Qu’on verra ça plus tard. Que la priorité de la gendarmerie, maintenant qu’elle lui a troué l’abdomen, c’est de l’emmener se faire soigner. Alors, Awadi part en ambulance, après avoir été reconnu par un ambulancier de son village, direction l’hôpital de Moroni. Ce jour-là, dans les médias, on s’insurge de la situation et on cherche des responsables : officiellement, l’intervention policière a fait sept blessés.

Quelques jours plus tard, à l’hôpital, le certificat médical donne des détails. Une blessures par arme à feu. Une perforation de l’hypocondre, à quelques centimètres à peine du rebord costal. L’intervention chirurgicale a permis d’extraire plusieurs projectiles, dont cinq billes, logées sous les cotes. Les muscles pariétaux sont touchés, mais pas les viscères.

Tiré d’affaire, Awadi ? Il restera à l’hôpital pendant deux semaines. Mais aux Comores, il n’existe pas de système de santé prenant en charge le coût des soins. Du moins pas tel que celui que nous connaissons en France. Des initiatives villageoises se développent depuis plusieurs années, pour créer des mutuelles associatives. Mais Awadi n’en bénéficie pas. Se pose alors la question : qui doit payer pour ses soins ?
Pour calmer les esprits, des images circulent à la télévision : on y voit des responsables politiques au chevet du garçon, assurant que l’État Comorien allait prendre en charge la totalité des soins, ainsi que le coût de l’éventuelle évacuation sanitaire. Le gouverneur de l’île, qui a fait le déplacement, l’a promis à Awadi. Mais rien ne vient. Pas un centime n’est déboursé.

« Ce qui est dur, c’est que lorsqu’il y a ce genre de problème, c’est au gouvernement d’assurer, ce n’est pas moi, ce n’est pas ma faute. C’est mon pays c’est vrai, mais je déteste son gouvernement. Parce qu’il n’ont rien fait. Ils n’ont pas payé pour les soins à l’hôpital, alors que c’est beaucoup d’argent. Je le sais car c’est le proviseur du lycée qui a assuré les soins. C’est le proviseur qui a payé pour mon opération. »

Msa Hadji, celui que l’on accuse d’être à l’origine d’une fraude à l’électricité, celui pour qui ses collègues se sont mobilisés, celui qui a bénéficié du soutien de ses élèves, va donc rattraper, à sa façon, les manquements de l’État comorien. Il prendra en charge, sur ses propres deniers, une grande partie des coûts liés à l’hospitalisation d’Awadi. Quelques jours plus tard, le premier mars 2017, il remet sa démission, et quitte le poste de proviseur du Lycée Said Mohamed Cheick. Il en assurera néanmoins l’intendance pendant plusieurs semaines, avant qu’un remplaçant ne lui soit trouvé.

Malgré les soins prodigués au centre hospitalier, la plaie à l’abdomen ne se referme pas. Au bout de deux semaines, Awadi quitte l’hôpital. Il devra y retourner, chaque jour, pour refaire son pansement. Mais son état empire. Le pus qui suinte de la plaie dégage une odeur chaque jour plus forte. Sa famille et ses amis, inquiets, ont admis la nécessité de l’évacuer dans un hôpital où il pourra être soigné correctement, et organisent une quête.

« Comme ma famille n’avait pas beaucoup d’argent, les élèves ont décidé de se cotiser, et ils m’ont donné mille euros, pour payer le kwassa… Ce ne sont pas que les élèves du lycée qui se sont cotisés, mais les élèves de tous les établissements scolaires de Moroni, et même des gens d’autres villages que je ne connais pas. Ils ont cotisés pour que je vienne ici, à Mayotte. »

(photo : ©Damien Riccio)

C’est ainsi que mi mars, presque un mois après avoir reçu une balle en caoutchouc dans l’abdomen, Awadi prend un premier bateau, un grand bateau, pour rejoindre l’île voisine d’Anjouan. Il ne se rappelle plus très bien ce qu’était ce bateau, peut être un navire de la SGTM, la compagnie maritime permettant de réaliser les traversées dans l’archipel. Puis, depuis Anjouan, il embarque sur un kwassa-kwassa. Ces petites barques que l’on utilise ici, pour la pêche, pour se déplacer d’île en île, le taxi des mers. Ces petites barques que les passeurs emploient pour emmener clandestinement les candidats à l’immigration vers Mayotte, la française. La traversée vers ce petit bout de France coûtera à Awadi la somme de 500 euros. Il a un peu de mal, Awadi, à donner des détails sur cette traversée. Il avait de la fièvre sur le bateau, il ne percevait pas tout ce qui était en train de se tramer. Il se rappelle être parti d’Anjouan à midi, ce qui est peu commun pour une traversée en kwassa vers Mayotte. Habituellement, on part la nuit, c’est plus sûr, plus difficile d’être repéré par la police ou la douane.

Awadi se rappelle être resté en mer, longtemps. Pendant des heures. Le bateau immobile. Des informations avaient été communiquées au passeur : la Police de l’Air et des Frontières circulait dans la zone qu’il devait chercher à atteindre. Ils ont donc attendus. Sous le soleil, pendant une partie de l’après-midi. Ils étaient une douzaine sur le bateau. Il y avait des bébés aussi, dans les bras de leurs mères, peut être cinq. Il ne sait pas trop. Ce n’est que vers minuit que la petite embarcation a rejoint les côtes françaises, sur l’une des plages de Longoni, non loin du port en eau profonde. La suite, Awadi a du mal à la raconter, la soif, la fatigue et la fièvre ont embrumé son esprit. Il se rappelle qu’il ne pouvait pas marcher. Il se rappelle qu’on l’a aidé à monter dans l’une des voitures qui avaient fait le déplacement pour récupérer les nouveaux arrivants. Il se rappelle qu’on l’a emmené jusque dans un village du centre de Mayotte. Un homme originaire de son village l’attendait. Il se rappelle que le lendemain matin, à sept heures, il a été admis au service des urgences de l’hôpital de Kahani. Sauvé, Awadi.

S’il avait pu choisir, il serait resté à Grande Comore. Il n’a pas demandé à ce qu’on lui tire dessus. Il n’a pas eu son mot à dire sur cette affaire d’électricité détournée. Il n’en maîtrise pas grand-chose, et après tout, peu importe. Mais une colère sourde s’est immiscée en lui depuis ces injustices subies. Une colère qu’il n’a pas pu exprimer, sinon en quittant son île, sa famille, ses amis et son parcours scolaire étoilé de mentions très bien. Maintenant il est là, en France, figurant oublié d’une affaire de détournement de fonds publics ou d’on-ne-sait-quelle avarice. Aujourd’hui, il est là, et il réclame ses droits : en toute légitimité, Awadi demande la protection de l’État français. En toute légitimité, il demande un toit, une école, et la possibilité de rester là plutôt que de retourner dans un pays où la police ouvre le feu à bout portant sur des mômes qui n’ont qu’une compréhension parcellaire des forces qui déterminent leurs destins.

Pour la Cimade,

Damien Riccio

 

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Sources :

– RFI Afrique, « Comores : violence lors d’une manifestation, des lycéens réclament justice », 24 février 2017
– Comores Info, « Un lycéen a eu une balle dans le ventre tiré par un gendarme », 20 février 2017
– Comores Info, « Affaire du lycée de Moroni : Le proviseur Msa Hadji a rendu sa démission. », 1er mars 2017
– Comores Info, « Aboubakar Ahamada, l’ancien proviseur du lycée de Moroni a tout volé même les meubles du lycée », 27 mai 2016
– France 24, « A l’intérieur d’un lycée comorien, des gendarmes tirent sur les élèves », 23 février 2017
– Al-watwan N°2936, « On m’a remis les clés d’un bureau fantôme », 27 mai 2016, page 4.
– Itrisso.com, « Que se passe-t-il au lycée S.M.C. ? », 2 mars 2017

 

Article issu du bulletin d’information de La Cimade-Mayotte. Pour vous inscrire à la liste de diffusion, veuillez nous écrire à l’adresse suivante : mayotte@lacimade.org

Auteur: Région Outre-Mer

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