Pour l’avenir de Mayotte, l’Etat promet toujours plus d’inégalités
Alors que la colère gronde à Mayotte et que les revendications se font plus pressantes que ...
Parce qu’en ce moment il fait particulièrement parler de lui, l’un de nos bénévoles revient sur le visa Balladur, en publiant ici une note de travail sur ses tenants et aboutissants.
Le visa Balladur entérine matériellement la frontière administrative entre Mayotte et le reste de l’archipel des Comores qui existait depuis le référendum de 1976 (1) . Si, au vu de cette disposition la France sera accusée de consolider le maintien de Mayotte dans le giron de son ancienne puissance coloniale – et ne manquera pas de se faire condamner par une partie de la communauté internationale (2) – c’est parce que le Balladur peut être envisagé comme le produit d’un mouvement politique et social qui tend à rapprocher Mayotte de la Métropole.
L’histoire de la politique mahoraise pourrait se définir comme une histoire des revendications départementalistes ou comme une histoire pour la départementalisation.
En politique, le départementalisme est d’abord une histoire de revendications statutaires et matérielles pour que Mayotte devienne à part entière un département d’outre-mer Pour faire bref, depuis le second referendum du 8 février 1976 actant le maintien de Mayotte dans le giron de l’ancienne puissance coloniale, les élus de Mayotte, toujours – soutenus par leur population – n’ont eu de cesse de réclamer le statut de département français (3). Une fois que le statut de département d’outre-mer sera obtenu en 2009- et formellement acté en 2011 (4) -, ils persérvéreront à réclamer son application effective, pour faire de Mayotte un département d’outre-mer comme les autres départements d’outre-mer français (5), un département à l’instar de la Réunion.
La départementalisation est le produit du départementalisme. La départementalisation ne remonte pas au referendum de 2009, depuis que Mayotte est devenue le 101ème département . La départementalisation est un processus de création d’un département et remonte à bien avant, depuis qu’existe le projet politique départementaliste. Elle a obtenu certains acquis politiques, certaines des conditions qu’il a jugé nécessaire à l’avènement de Mayotte comme département.
Si le départementalisme, et la départementalisation constitue la pierre angulaire de l’histoire de la politique mahoraise, c’est parce que derrière il est question de représentation collective.
.La départementalisation est perçue dans l’opinion publique comme un processus de rapprochement avec la France, et donc de sécurisation juridique et matérielle. Le statut de « département d’outre mer » est en effet pour un territoire d’outre-mer le statut administrative qui le rapproche le plus de la métropole, en lui laissant moins d’autonomie qu’avec les autres statuts. Aussi, la départementalisation va de pair avec le renforcement des liens entre Mayotte et l’Etat français. Elle est défendue politiquement par l’opinion mahoraise car elle rassure : le processus qu’elle induit participe d’une stratégie de non-retour dans le giron de l’Etat Comorien. Elle garantit ainsi toujours un peu plus l’ancrage définitif et irréversible de Mayotte au sein de la République Française. L’instauration du Visa est le produit de cette représentation.
La première fois qu’un visa est exigé pour un ressortissant de nationalité comorienne souhaitant rentrer sur le territoire de Mayotte remonte à 1986. Les ressortissants comoriens se voient alors « délivrer à leur arrivée à Maore un visa de trois mois qu’ils ne pouvaient en général renouveler sans quitter l’île. En l’absence de contrôles et d’expulsions régulières, beaucoup passaient outre et prolongeaient leur séjour au de là de la durée autorisée, parfois des années durant. [..] A partir de 1992, le député HENRI Jean Baptise et les élus du Conseil général entament une intense compagne de lobbying pour la mise en place du visa préalable, faite de discours à l’Assemblée nationale, de délégations reçues à Paris ou encore de motions collectives signées à l’issue de manifestations. [..] Pour marquer sa réprobation devant le refus du gouvernement comorien de soumettre ses ressortissants à un visa d’entrée les dirigeants du principal parti politique de l’île, le MPM, avaient donné une consigne d’abstention. Conséquence sur 28.246 inscrit, il y [eut] 1 618 votants soit 94, 27% d’abstention . » (6)
La classe politique mahoraise verra dans l’automaticité de l’octroi d’un visa le maintien d’un régime dérogatoire à celui applicable dans les autres DOM. A son sens, ce sera là une menace pour un changement de statut rapprochant Mayotte vers celui de département, avec la crainte sous-jacente d’une immigration massive produit par l’augmentation des inégalités économiques au sein de l’Archipel. Edouard Balladur – qui compte sur les suffrages majorais pour parvenir à son élection – cède et instaure le 18 janvier 1995 un visa préalable pour tout ressortissant comorien souhaitant se rendre dans l’île de Mayotte (7). Entre Mayotte et le reste de l’archipel des Comores, à la frontière géographique et administrative s’ajoute alors une frontière policière.
Comme le dit l’homme politique mahorais Bacar ALI BOTO, , « Quand on dit département, on pense automatiquement aux relations avec les Comores. C’est la meilleure facon de se séparer des autres îles définitivement. C’est une garantie essentielle. C’est pour ca que le mot a été sacralisé . » (8) Suivant le processus de départementalisation, le Visa Balladur contribuera à poursuivre ce processus de séparation de Mayotte avec le reste de l’archipel.
Sur la frontière administrative qui existait déjà se greffe désormais une frontière policière, en rupture avec les habitudes de circulation des habitants de l’archipel. Le réalisateur Mohamed SAID OUMA, l’a bien expliqué : « cette migration contrôlée a pour but de mettre fin à des pratiques millénaires, à une façon d’être. Nous sommes des îliens, mais en plus des îliens d’archipel, le rapport au voyage, au déplacement court par la mer ou très court est un rapport naturel. On est venu casser cela, les violences symboliques et concrètes engendrées par ce dispositif sont très fortes .»(9)
Le problème est que par cette disposition juridique qui entrave la liberté de circulation est ainsi en quelque sorte remis en cause le soubassement de la culture archipélagique (10) des îles de l’Archipel des Comores. En effet, ce qui est commun aux îles de Mayotte, de Grande Comores, d’Anjouan et de Mohéli est le résultat d’une construction historique permise par des échanges et des interactions entre chacune des îles et le reste de l’archipel. Or, chacun de ces échanges et de ces interactions n’existent que parce que ces îles sont reliées entre elles par des bras de mer et que les habitants des quatre îles circulent entre ces quatre îles. Avec l’instauration du Visa, le bras de mer qui relie Mayotte au reste de l’archipel s’est peu à peu militarisé : sauf pour quelques privilégiés, il est de plus en plus compliqué de circuler du reste de l’Archipel des Comores vers Mayotte. Le Visa Balladur ne fait pas disparaître les fortes proximités culturelles, religieuses, linguistiques et familiales entre les habitants des quatre îles. Il les nie. Et dans un temps long, si la frontière policière s’installe et demeure, il tendra à les effacer.
En parallèle de cette frontière administrative devenue policière, se renforce progressivement la frontière économique au fur et à mesure de la départementalisation. La liberté de circulation inter îles facilitait les échanges inter îles, y compris économiques.
Ayant une économie dynamisée par les dotations de la Métropole, Mayotte a connu un boom économique ces vingt dernières années qui contraste grandement avec la stagnation de l’économie des autres îles ayant choisi leur indépendance. Du fait principalement d’une instabilité politique, avec une histoire jonchée de nombreux coups d’Etats coups d’Etat et de réelles carences dans la gestion de ses affaires publiques, l’ Union des Comores (11) n’a encore jamais émergé économiquement, malgré les promesses de ses dirigeants politiques. Il en ressort des systèmes éducatifs et sanitaires perpétuellement défaillants et une économie en berne.
En obstinant à réclamer une égalité républicaine, Mayotte a renforcé les inégalités avec les autres îles Le produit intérieur brut (PIB) par habitant de Mayotte est ainsi plus de 8 fois supérieur à celui de l’Union des Comores (12). Et à défaut d’une réelle politique de coopération régionale la différence tend à s’accroître d’années en années.
Le drame du Visa Balladur est que la logique de séparation qu’il poursuit est une négation de la réalité des habitants de l’archipel, en particulier pour ceux qui vivent dans les îles de l’Union des Comores. Ce sont bien eux qui sont entravés car la population mahoraise peut, pour sa part, circuler librement entre les quatre îles (13). Le visa Balladur nie en effet leur situation familiale ,culturelle et économique. Il ne fait pas taire les besoins de la population de l’Union des Comores de rejoindre leur famille, de perpétuer une habitude, ou de rechercher une vie meilleure. Il ne fait qu’en qu’entraver la réalisation de ces besoins en contraignant cette population à un certain nombre de risques.
Jusqu’aux dernières décennies précédant l’instauration du Visa Balladu,r grâce au lignes aériennes inter iles et au progrès de la sécurisation nautique, quiconque était libre, valide et disposait d’un capital financier minimum pouvait faire la traversée du reste de l’Archipel vers Mayotte avec un minimum de risques. Depuis l’instauration du visa Balladur, le ressortissant comorien dépourvu d’un visa mais souhaitant quand bien même se rendre sur le territoire de Mayotte est alors contraint de s’exposer à un ensemble de risques, liés à la traversée vers Mayotte et au déroulement de son séjour à Mayotte.
Pour le ressortissant comorien ne disposant pas d’un statut privilégié (14) la démarche de demande de visa est longue avec conditions d’octroi qui rendent sa délivrance hors de portée (15). Elle aboutit très rarement à l’octroi d’un visa. Celui qui, bien que dépourvu de visa, souhaite quand même venir à Mayotte qu’une option : s’en remettre à la voie maritime illégale et s’exposer à la mort.
Ne pouvant venir par voie aérienne ou par le biais de l’unique compagnie maritime, celui qui souhaite venir à Mayotte sans visa a alors presque systématiquement recours à ce qu’il est communément appelé les « kwassa kwassa ».
Cette barque d’une petite dizaine de mètres est traditionnellement employée par les pêcheurs de l’archipel pour leurs activités de pêche et pour le transport de passagers d’une île vers une autre. Leur nom ferait référence à une danse congolaise saccadée qui auraient été très populaire dans les années 1980 et qui renverrait au « mouvement de la mer qui fait tanguer et menace de faire chavirer l’embarcation » (16).Il semblerait que la traversée se fasse à l’aide de ces embarcations presque systématiquement en provenance de l’île d’Anjouan ; des trois autres de l’archipel, c’est l’île la plus proche de Mayotte, elle se situe à environ 70 kilomètres des côtes mahoraises .
Parce que tout « kwassa kwassa » se rendant sur Mayotte s’expose à une saisie de la part des autorités françaises, des filières organisant la traversée sont constitués. D’abord pour mutualiser les frais liés à la traversée et diminuer les coûts pour les passagers, les filières peuvent également se transformer en une entreprise à forte rentabilité pour les propriétaires des embarcations qui parviennent à réaliser plusieurs traversées.
Les embarcations ne sont pas toujours surchargées. Approximativement, le nombre de passagers à bord oscille entre deux (17) et une quarantaine passagers. Le nombre varie en fonction des connaissances maritimes du barreur – appelé usuellement « commandant » – , du prix que le passager est prêt à payer et du type de profit que recherche le propriétaire.
Quand le passager ne dispose pas d’éléments justifiant sa maintenue sur le territoire français [asile, état de santé] demeure évidemment la crainte de se faire intercepter et de se faire reconduire à la frontière dans les jours qui suivent. L’investissement financier que représente le coût de la traversée tombe alors à la trappe.
Néanmoins, le risque majeur pour le passager est avant toute chose de mourir par noyade. L’ampleur de ce risque est du reste le produit d’une équation à différentes inconnus. Rentrent en ligne de compte l’ampleur de la surcharge de l’embarcation, les compétences maritimes du commandant, la fonctionnalité du moteur et du matériel de navigation embarqué, l’état de la mer, et surtout le nombre de pauses, de demi-tours et de détours auquelle va se livrer le bâteau pour contourner les zodiac de la PAF et de la Gendarmerie Maritime. Il n’est du reste pas rare que « le commandant » bénéficient de complicités alertes des mouvements des forces policières qui l’informent régulièrement de la meilleure route à suivre Pour plus de discrétion une traversée de nuit est pour autant le plus souvent privilégiée. Et faute d’une bonne visibilité, ceci ne va pas sans augmenter les risques pour les passagers. Outre qu’augmente la probabilité de se perdre dans l’océan, le mouvement des vagues se fait moins prévisible et les éventuelles obstacles qui se dressent sur le passage sont plus difficiles à repérer et donc à contourner [ les objet flottant non identifiés et surtout la barrière de corail (18)]. Or, le drame n’est jamais loin. Subissant son poids et sa vitesse, le « kwassa kwassa » peut, en cas de voie d’eau significative ou si une vague s’engouffre, facilement se retourner ou couler à pique. Bien souvent, il n’y a aucun gilet de sauvetage à bord et les passagers et les passagers ne savent rarement nager. Pour ceux qui savent nager reste l’espoir d’être secouru par des pêcheurs ou par les navires des forces de la Gendarmerie ou de la PAF.
On estime qu’entre 7 000 et 20 000 de personnes tentant la traversée seraient mortes en mer depuis l’instauration du Visa. Si les naufrages semblent moins nombreux ces dernières années du fait de kwassa-kwassa moins défectueux, c’est quasiment tous les mois que les journaux locaux se font l’écho d’un nouveau drame en mer.
Quand les rescapés de la traversée parviennent à ne pas se faire intercepter à leur arrivée sur Mayotte par les dispositifs de surveillance frontaliers, ils sont alors confrontés à un deuxième type de risques liés à la précarité de leur situation administrative, et aux discriminations auxquelles ils sont exposés.
Jusqu’en 1995, les ressortissants comoriens obtenaient automatiquement la délivrance d’un visa à leur arrivée qu’ils pouvaient en général renouveler en quittant l’île. La notion de clandestin existait dans les discours mais s’appliquait juridiquement au majeur au-delà de trois mois de séjour. Désormais, le ressortissant comorien arrivé par voie irrégulière l’est dès son arrivée sur Mayotte. Pouvant à tout moment se faire expulser – l’accès aux droits des étrangers étant minime – il connaît alors une plus grande vulnérabilité dans ses démarches économiques et dans ses rapports avec l’administration et se trouve davantage exposé à l’exploitation et à l’humiliation.
Ainsi, quand il se livre à un travail non déclaré contre une rémunération, le prix de sa force est tiré par le bas et il n’ignore pas que celui qui l’embauche peut prévenir la police aux frontières quand il aura terminé sa tâche. De même, bien qu’une personne sans papier ne soit pas sans droits, celui qui est dépourvu d’un visa ou d’un titre de séjour tends à être entravé quand il sollicite entre autre des soins, ou la scolarisation d’un enfant. A cela s’ajoute le discours ambiant qui les pointent en bouc émissaire de l’ensemble des maux qui frappent l’île. Accusés d’être à l’origine du retard de la départementalisation, de la délinquance, et de la saturation des services, il n’est pas rare qu’ils fassent l’objet d’action violente à la manière de celles qui sont produites de janvier à juillet 2016.
Notes:
Auteur: Région Outre-Mer