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Sénégal : entretien avec Nicolas Mendy du Comité international de la Croix-Rouge

9 octobre 2024

    Au Sénégal, des milliers de familles de personnes disparues sur leur parcours migratoire demeurent dans l’incertitude quant au sort de leur proche. L’association espagnole Caminando Fronteras a dénombré en 2023, 6 007 personnes mortes ou disparues sur la route maritime vers les Canaries, dont au moins la moitié […]

 

 

Au Sénégal, des milliers de familles de personnes disparues sur leur parcours migratoire demeurent dans l’incertitude quant au sort de leur proche. L’association espagnole Caminando Fronteras a dénombré en 2023, 6 007 personnes mortes ou disparues sur la route maritime vers les Canaries, dont au moins la moitié (3 176) étaient parties des côtes sénégalaises. Pour répondre aux besoins de ces familles, le Comité internationale de la Croix-Rouge (CICR) à Dakar mène depuis 2012 différents programmes d’accompagnement. Nicolas Mendy, Officier protection des liens familiaux pour le Comité international de la Croix-Rouge à (CICR) à Dakar, rencontré lors d’une mission de La Cimade et du Remidev en juin 2024, a accepté de répondre à nos questions sur les familles de personnes migrantes disparues au Sénégal.

 

Comment le CICR à Dakar a été conduit à travailler sur la question des personnes migrantes disparues ?

Photo CICR

Le CICR possède plusieurs décennies d’expérience au service des personnes disparues et de leurs familles. Cette expérience découle du mandat qui lui a été conféré par les Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels, et par les statuts du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Pour le CICR, les personnes disparues sont des personnes dont les proches sont sans nouvelles ou qui, sur la base d’informations fiables, sont portées disparues à la suite d’un conflit armé ou d’une autre situation de violence, d’une catastrophe naturelle ou d’une situation de crise humanitaire, ou encore qui ont disparu dans le contexte de la migration, c’est le cas du Sénégal.

Le phénomène migratoire du Sénégal vers l’Europe est ancien, mais entre 2006 et 2008, il a pris des formes nouvelles, revêtant deux caractéristiques essentielles : il est massif et irrégulier car les jeunes utilisent des voies et moyens de fortune dangereux pour entrer en Europe. Au début, le départ des côtes sénégalaises et mauritaniennes pour rallier les îles Canaries en pirogue était privilégié malgré les dangers. À partir de 2012, ce sont les routes terrestres qui sont plus fréquentées, à travers les pays voisins comme le Mali, vers la Libye, Tunisie ou le Maroc pour essayer de rejoindre l’Europe. Une forte reprise des départs par la route maritime menant aux îles Canaries a été notée vers les années 2020-2021.

„ Malheureusement des milliers de personnes périssent au cours de ces voyages dangereux en mer ou sur terre, voire dans le pays de destination.

Il arrive que leur dépouille ne soit jamais retrouvée ou, si elle l’est, qu’elle ne soit pas correctement identifiée ou documentée. À cet effet le CICR offre son soutien aux familles des personnes disparues dans ce phénomène migratoire et qui ont ouvert une demande de recherche de leur proche disparu au CICR ou à la Croix-Rouge sénégalaise.

 

Quels sont les besoins de ces familles de personnes disparues ?

En 2012, la Croix-Rouge sénégalaise et le CICR ont procédé à une évaluation des besoins des familles des migrants disparus du Sénégal. Elle a permis de mieux comprendre ce phénomène et d’identifier les principaux besoins des familles des migrants disparus.

Le premier besoin est de connaitre le sort de la personne disparue

Chaque fois qu’un migrant disparaît, une famille est plongée dans l’incertitude, ne sachant s’il est encore en vie ou non. Beaucoup de familles ne reculent devant aucun effort ni aucune dépense pour essayer d’obtenir des informations sur leur proche disparu. Les recherches sont en elles-mêmes une véritable épreuve, surtout lorsque les familles suivent activement plusieurs pistes à la fois.

« Ce qui est dur, c’est le doute. Si je savais qu’il était mort, je pourrais me faire une raison, mais le doute me ronge. La mort fait partie de ma vie »

Cette incertitude quant au sort des personnes portées disparues, pèse sur le bien-être des familles, mais en plus, elles connaissent d’innombrables problèmes concrets directement liés à l’absence de la personne disparue.

 

Quelles sont ces autres problèmes rencontrés par les familles ?

Il y a tout d’abord les difficultés psychologiques. La principale est très bien expliquée par la psychologue américaine Pauline Boss à travers sa théorie de la perte ambiguë qu’elle définit comme « une situation de perte floue découlant du fait d’ignorer si un être cher est mort ou vivant, absent ou présent ». Cela nuit fortement au bien-être psychologique des familles, même si elles n’étaient pas vulnérables auparavant.

 

 

 

„ Certaines personnes passent le reste de leur vie à chercher des réponses et se retrouvent de plus en plus isolées sur le plan social et émotionnel.

 

Dès lors le processus de deuil est gelé : « J’ai perdu sa trace au Maroc depuis 5 ans. Le pire est que je ne peux pas faire le deuil dans l’incertitude », disait la maman d’un migrant disparu résidant à Mbour.

Sur le plan social, certaines familles témoignent être victimes de stigmatisation et/ou vivent sous le poids de la culpabilité. Ce sont pour la plupart les femmes qui subissent ce phénomène.

« On nous accuse de ne pas avoir suffisamment éduqué notre fils, raison pour laquelle il est parti » disait une mère d’un porté disparu.

« Je ressens de la honte de ne pas savoir la situation de mon mari parti il y a 15 ans », épouse d’un migrant disparu.

Les familles de disparus rencontrent aussi des difficultés financières, notamment dues à l’investissement consenti pour financer le voyage, aux dépenses liées aux recherches afin d’obtenir des informations sur leur proche, et au vide laissé par la personne portée disparue qui en général assurait une grande partie des revenus de sa famille, comme le témoigne le frère d’un migrant disparu : « Mon frère était le moteur de la famille dans les champs. Depuis son départ, le rendement agricole ne cesse de baisser. En plus, nous avons vendus beaucoup de matériels pour son voyage »

Il y a aussi le besoin de reconnaissance. Lors de l’évaluation conduite en 2012, les familles estimaient que leur situation n’était pas suffisamment prise en compte ou reconnue par les autorités locales et nationales. Elles ont exprimé le souhait que les autorités s’investissent dans la recherche des disparus, notamment le ministère des Affaires étrangères à travers ses missions diplomatiques dans les pays de transit (Mauritanie, Maroc, Algérie, Libye, Niger) et de destination (Espagne et Italie).

Enfin, la disparition pose des difficultés d’ordre administratives ou juridiques. Certaines familles ont exprimé le besoin d’un soutien afin de déclarer la disparition de leur proche, de régler des problèmes d’état civil, de définir le statut de l’épouse et de procéder à l’héritage. Malheureusement elles sont confrontées à des difficultés d’accès à certains services, elles ont aussi peur de s’adresser aux autorités à cause de la politique répressive de la migration. Par ailleurs, la grande majorité de ces familles ignore ce droit que leur confère le code de la famille du Sénégal, de déclarer la disparition de leur bien-aimé afin de jouir des avantages liés.

 

Pouvez-vous nous parlez du programme d’accompagnement juridique des familles que le CICR met en place et pourquoi c’est important ?

Le principe de l’accompagnement juridique est d’informer les familles sur la démarche de déclaration de la disparition d’un proche et les avantages de cette procédure, d’assister celles qui souhaiteraient le faire, ceci durant tout le processus et assurer le suivi des dossiers. La démarche de déclaration est volontaire.

Ainsi, le CICR et la Croix-Rouge sénégalaise ont mis en place une stratégie de mise en œuvre du soutien administratif/juridique en direction des familles, impliquant celles regroupées en associations et les autorités concernées. Pour ce faire, un travail préalable de cartographie des acteurs de la justice et autres parties prenantes, a été réalisé, et des volontaires de la Croix-Rouge sénégalaise ont été formés.

Nous organisons des séances de sensibilisation sur les dispositions du code de la famille sénégalais concernant la déclaration d’absence ou de disparition et ses avantages. Il faut noter que c’est une procédure longue et complexe. Ces séances permettent d’identifier et de discuter avec les familles des obstacles à la déclaration et de faciliter la prise de décision, en toute connaissance de cause. Parmi les obstacles soulevés, on peut citer : « la déclaration est un aveu de l’acceptation du décès du proche disparu » ; « l’épouse qui fait la déclaration veut récupérer les biens de son époux au détriment de ses parents » ; « la politique répressive de la migration qui entraine la peur des autorités » ; etc.

Le code de la famille distingue la déclaration de disparition où les circonstances peuvent causer la mort, de la déclaration d’absence où les circonstances ne donnent pas de précisions. Les familles reçoivent une aide administrative pour constituer leur dossier, et faire le choix de la déclaration en fonction des circonstances de la disparition. Les comités locaux de la Croix-Rouge sénégalaise facilitent l’accès des tribunaux aux déclarants pour le dépôt de leur requête. Le suivi du processus se fait auprès des autorités impliquées, notamment les procureurs, présidents de tribunaux, commandants de brigades de Gendarmerie, commissaires de police. Une approche inclusive a été menée avec l’implication des responsables d’associations de familles des migrants disparus.

Cette démarche est pour certaines familles est une manière de présenter leur situation aux autorités, alors que pour d’autres c’est pour se conformer aux dispositions de la loi pour les questions de personnes disparues ou absentes.

« On ignorait l’existence d’une telle demande, mais depuis qu’on a été sensibilisé par la Croix-Rouge, nous sommes engagés dans la déclaration d’absence de notre proche au Tribunal. Nous voulons avoir les documents nécessaires. Nous voulons aussi que l’État nous aide à savoir ce qui est arrivé à mon frère disparu, il a laissé ici 2 enfants » disait le frère d’un migrant disparu de Koulor, dans le département de Goudiry.

 

 


Face aux nombreux enjeux relatifs aux personnes mortes ou disparues en migration et le droit de savoir de leur famille, La Cimade et le Remidev sont convaincus de la nécessité de travailler avec les différents acteurs engagés sur cette thématique. Le travail initié au Sénégal en partenariat avec le Remidev, et en collaboration avec d’autres acteurs, entre dans la continuité d’actions menées depuis plusieurs années par La Cimade dans d’autres zones géographiques et visant à soutenir les proches de personnes mortes ou disparues en migration, à travers notamment la diffusion d’information sur les procédures et les pratiques en cas de décès ou disparition.

 

Si vous êtes à la recherche d’un·e proche :

 

En savoir plus :

 

Crédits photo : CICR Dakar

Auteur: Pôle Europe et International

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